Les Mots chantant

Les Mots chantant

L'Absence, III.La Société du recueil La Mémoire Courte.

III
La Société 

 

L'Absence

 

Mes yeux sont ouverts. Comme chaque matin mes yeux sont ouverts prêts à voir le monde. Mais comme chaque matin mes yeux sont ouverts quand le monde dort encore. Je me lève, le lit défait et une place vide, cette image s'imprime en moi, en mon coeur, comme tous les jours. Je prends ma douche, les miaulements lointains de mes chats me parviennent encore, eux aussi ne sont plus là. Je me prépare un thé bien chaud, dehors, il fait encore nuit. J'ai gardé pendant tout ce temps la vieille théière qui siffle toujours aussi fort. Le thé est prêt, j'allume la radio, France Inter, je reste en contact avec le monde lointain. Après mon thé, je lave, je nettoie, tout est propre. Dans quelques heures à peine, je vais sortir, je vais travailler. J'irai dans un autre bâtiment, je monterai les quatre étages, et comme tous les jours je nettoierai, je laverai tout en descendant ces étages. Puis vers onze heures je rentrerai, je préparerai le repas, des pommes de terre en cocotte et des olives vertes. Un plat chaud en saison froide.

Le soleil brille et le froid raisonne. Il est treize heures, le téléphone sonnera dans quelques minutes, comme d'habitude Madame Maltie, elle me racontera les déboires de son petit-fils, les excellents résultats universitaires de sa petite-fille, et nous parlerons encore et encore de la mort. De son frère disparu, de ma soeur décédé. On tape à la porte, c'est le voisin. Il me rend souvent visite dans l'espoir que je laisse entrer, il me fait des avances, mais comme tous les jours il restera devant la porte d'entrée. Je ne peux aimer, je ne peux plus aimer. Je ne veux plus aimer. J'ai aimé. Une fois. Pour de vrai. J'ai aimé à en oublier le temps, j'ai aimé un être à en brûler ma peau par la sienne. J'ai aimé sa bouche et ses lèvres, j'ai aimé son corps. J'ai donné le mien. J'ai donné tout l'amour que je portais. Je buvais toutes ses paroles, et je lui versais les miennes, nous étions ivres. Nous vivions dans l'ivresse et dans le désir de le rester; mais vivre ivre c'est brûler la vie. J'ai donné tout mon amour, et aujourd'hui, je n'en ai plus. Heureusement le coup de téléphone de Madame Maltie me permet de couper court à la conversation du voisin.

Il est quinze heures et j'ai promis à Hélène de la rejoindre place de la mairie, elle veut me montrer le nouveau magasin qui a ouvert Place Espinaux. De toute façon qu'ai-je de mieux à faire? Elle porte son bonnet blanc d'hiver, elle est tellement emmitouflée dans son manteau qu'elle est à peine visible. Je lui dis tout de suite que je veux être rentrée vers dix-sept heures trente car j'attends un appel de mon fils et je ne veux surtout pas le manquer. Le magasin est en réalité une épicerie, je ne trouve pas cela intéressant. Hélène trifouille partout, et divague sur son enfance, je l'écoute sans réellement l'entendre. Sa voix mécanique et sans joie est une chanson triste qui me rappelle à quel point la vie est longue quand on est seul, la vie est courte quand on y est bien. Ma vie à moi a été trop longue à mon goût.

Je suis rentrée, je commence à préparer mon repas, j'attends. Le repas est prêt, j'hésite à manger, si Giovanni appelait à ce moment-là... Je vais attendre. Alors j'attends. Et j'attends. Je fixe le téléphone et j'attends. Je reste assise là près du téléphone, j'imagine que je pourrai parler à mes petites-filles chéries, peut-être que Mélanie ma belle-fille acceptera, leurs voix me manquent. J'attends encore.

Je regarde l'heure, vingt heures. Peut-être a-t-il oublié? Mon repas est froid, je vais le réchauffer. Il m'avait pourtant dit qu'il m’appellerait, oui, oui, je m'en souviens très bien, il a dit « allez, je te rappelle jeudi en fin de journée, allez Ma bacio ». Je … il... mais …

Après un instant je me lève , réchauffe mon repas, mon visage est mouillé. Qu'est-ce que ça peut faire ? Quand bien même, un océan de larmes s'abattrait sur moi, qui s'en soucierait? Je le sais, depuis qu'il est mort, je le sais, je mourrai socialement, avant de perdre la tête ou de mourir physiquement. C'est ainsi, c'est la vie. Vieux, on ne sert plus, alors on n'existe plus. J'ai bien vécu. Je crois, oui. Je n'ai pas à me plaindre. Il est déjà tard. Je vais me coucher. Je vais rêver à une vie . Je vais rêver que j'existe encore. Que mon fils ne m'a pas oubliée. Je rêverai à l'amour de ma vie. Je rêverai car je ne peux faire que ça.

Mes yeux sont ouverts. Comme chaque matin mes yeux sont ouverts prêts à voir le monde. Mais aujourd'hui, mes yeux sont ouverts alors que mon cœur est éteint et que le monde vit encore.

 

Priscilla       



05/11/2010
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