Les Mots chantant

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Impétueuses, Partie I, Extraits de vies

Impétueuses

 

On l'appelait Chéri-Bibi. Les professeurs l'appelaient l'avocat des pauvres. Ma mère a toujours eu horreur de l'injustice. Dans son collège, Gérard Philippe dans le XIIIème, personne n'osait s'en prendre à elle. Beaucoup d'enfants demandaient sa protection. Ils savaient que s'ils étaient la cible injuste d'autres enfants, elle les protégerait. Pour elle, hors de question de se laisser malmener, de se montrer faible, de ne pas riposter. Même quand elle n'était pas concernée, elle prenait la parole et disait tout haut le fond de sa pensée, voilà pourquoi les professeurs l'appelaient l'avocat des pauvres. Quand j'étais enfant, ma mère me racontait ses histoires, souvenirs d'école, de bagarres, plaidoyers contre les professeurs qui abusaient de leur autorité, elle prenait partie pour ce qui lui semblait juste et ne lâchait rien quitte à être punie. Moi, j'écoutais ses souvenirs avec admiration. Ma mère est une femme forte, on ne peut pas être une femme autrement. A la fin de chaque souvenir qu'elle me racontait elle me disait toujours : « N'oublie pas Prisci ! la vie est injuste, la vie n'est pas rose, il ne faut pas se laisser faire et surtout nous les femmes ». L’histoire de la fille de la cantinière est l'une de mes préférées. Ma mère était alors en dernière année de primaire. Elle était nouvelle dans cette école, école primaire Les Olives. A la sortie de l'école, elle retrouvait ma tante Béatrice de deux ans sa cadette et mon oncle Franck encore à la maternelle. A chaque fois, la fille de la cantinière accompagnée d'autres filles de l'école se moquaient de ma mère en lui tournant autour, moqueries, gamineries absurdes. Un jour, lassée de leurs comportements ma mère dit à sa sœur :

-Prends la main de Franck et reculez-vous

-Pourquoi Agnès?

-Allez, dépêche-toi !

Ma tante Béatrice s’exécuta, apeurée. Ma mère, Agnès, s'approcha de la fille de la cantinière :

-Allez, c'est quoi ton problème, j'ai pas peur, toi, tes copines, je vous prends toutes !

Les autres filles, qui ne s'attendaient pas à ça, reculèrent. La fille de la cantinière répondit, elle ne se rendait pas compte qu'elle se retrouvait seule face à ma mère.

Agnès bondit. Je ne sais pas combien de temps dura la bagarre. Je sais que ma mère rentra chez elle avec quelques marques de griffures et que la fille de la cantinière rentra chez elle dans un état lamentable : œil au beurre noir, visage enflé et en sang... Pour ne pas raconter ce qui s'était passé à ma grand-mère, Yvette, ma mère dit qu'elle était tombée dans des feuillages. Le lendemain, à l'école quand elle vit la fille de la cantinière et son œuvre elle sourit avec fierté. Sa fierté ne dura pas longtemps. A l'heure du déjeuner, elle se rendit à la cantine comme tous les jours, mais cette fois la cantinière l'attendait de pied ferme. Cette femme priva ma mère de repas pendant plusieurs jours.

Ma mère, qui n'était qu'une enfant, rentrait chez elle frêle et épuisée. Elle ne voulait pas en parler à ma grand-mère, par peur de sa réaction. Elle ne savait pas que ma grand-mère s'en était rendue compte, et un jour Yvette s'exclama :

-Tu vas ma dire ce qui se passe oui !

Après un court silence, Agnès répondit :

-Je me suis battue avec la fille de la cantinière et depuis sa mère ne me donne plus à manger le midi.

Agnès craignait la punition, mais Yvette resta silencieuse puis :

-Demain je t'accompagne à l'école, j'irai voir cette cantinière.

Agnès resta immobile, ce n'était pas la réaction à laquelle elle s'attendait. Puis elle réfléchit, non, il ne faut pas qu'elle aille parler à la cantinière, qu'est-ce qu'elle va faire, qu'est-ce qu'elle va dire !

Agnès alla en classe le lendemain, Yvette alla parler à la directrice et à la cantinière. Ma mère ne sut jamais ce qui s'était dit. Plus tard, ma grand-mère interrompit la classe, parla quelques secondes avec l'instituteur puis s'approcha de ma mère :

-C'est réglé, elle va te servir ton repas et si elle ne le fait pas tu me le dis c'est compris ?

Agnès acquiesça d'un hochement de tête. A l'heure de la cantine, Yvette se présenta, vérifia que sa fille fut bien servie, regarda la cantinière :

-Vous, ne vous amusez plus à priver ma fille de repas !

Agnès ne fut pas punie par l'école, mais la réaction qu'elle attendait de sa mère ne tarda pas. Elle fut corrigée pour s'être battue.

A travers mes yeux d'enfant, j'entendais le message de ma mère et bien sûr je ne comprenais pas tout. C'est à travers mes propres histoires que j'ai compris ce que ma mère me disait. J'ai passé ma première année de collège à Tour Sainte, un établissement privé catholique dans le XIVème arrondissement. Je n'aimais pas ce collège, je ne m'entendais pas avec mes camarades de classe. Mes parents n'étaient pas riches, je ne m'habillais pas de marque, j'ai toujours refusé les marques. Pas seulement pour l'aspect financier mais aussi pour ce que cela représente. J'étais donc mise de côté autant par les élèves que la plus part des professeurs. Je m'entendais très bien avec une fille, Sabrina, elle n'était pas dans ma classe, on se voyait surtout pendant la récréation. Elle aussi, elle n'aimait ce collège, elle ne s'y sentait pas bien. Mon frère, Anthony, était à la maternelle dans le même établissement. Je pouvais le voir pendant la récréation car nos cours étaient séparées par un grillage. Alors je m'installais pendant la récréation près du grillage et je surveillais que tout se passait bien pour lui. C'était un enfant turbulent, mais pendant la récréation il n'était pas plus turbulent qu'un autre. Il y avait un surveillant dans leur cours, il aurait pu être notre grand-père. Quelque chose chez cet homme me dérangeait, mais je ne savais pas quoi. Un jour, je me tenais proche du grillage, je regardais Tony courir avec ses copains et d'un coup, le surveillant attrapa mon frère par le bras et lui mit une fessée en criant :

-Tu vas t'arrêter oui !

Mon frère apeuré repartit en courant quand le surveillant le lâcha. Alors j'appelai l'homme :

-Hé ! Hé ! Vous ! Vous là-bas !

Il s'approcha tout sourire, étonnée d'être interpellé par une collégienne.

-Oui, qu'est-ce qui se passe ?

-Qu'est-ce que vous venez de faire là au petit garçon Anthony, cheveux bouclés, pull bleu ?

-Quoi ? Moi, mais j'ai rien fait, de quoi tu parles ?

-Je viens de vous voir mettre une fessée à ce garçon

-Mais non , mais non, et puis de quoi tu te mêles toi, retourne loin dans ta cours allez !

-Quoi, vous vous moquez du monde ! Ce petit garçon est mon frère et vous venez de lui mettre une fessée, ce qui est parfaitement interdit peu importe ce qu'il a fait vous avez pas le droit.

Sabrina me rejoint :

-Qu'est-ce qu'il y a ?

En regardant l'homme dans les yeux je répondis :

-Il a mis une fessée à mon frère, il a pas le droit, n'importe quel enfant il a pas le droit !

-Mais de quoi tu te mêles, frère ou pas, retourne dans ta cours ou je vais voir le directeur !

-Allez y, vous lui expliquerez pourquoi vous avez mis une fessée à mon frère ! vous avez de la chance qu'il y ait un grillage entre nous !

-Mais tu vas te calmer oui ! Comment tu me parles !

-Toute façon c'est pas terminé, on va voir ce que vont dire mes parents ! Je peux rien faire mais eux ils vont agir !

L'homme était rouge de honte et de colère.

-Va-t-en, va-t-en !

-Je suis dans ma cours je vais nulle part, et maintenant je vais vous surveiller ! Anthony, Anthony viens ! ça va ?

Mon frère s'approcha mais resta éloigné du surveillant. Il hocha la tête et repartit.

Sabrina me regardait avec de gros yeux et me dit :

-Pourquoi tu lui as parlé comme ça, t' as pas peur qu'il aille voir le directeur ?

-Non il ira pas parce qu'il a fait quelque chose qu'il aurait pas dû faire.

Le soir, à la maison, pendant le repas, j'expliquai à mes parents ce qui s'était passé. Je dis tout y compris mes paroles envers l'homme. Dans ma colère, j'oubliai que l'écoute des adultes est bien souvent partielle.

Mes parents se rendirent à l'école dès le lendemain matin, je ne pus assister à l'entretien avec le surveillant puisque j'avais cours. J'attendais avec impatience le soir pour savoir ce qui s'était dit, pendant la récréation, je vis que l'homme resta éloigné de mon frère.

Quand j'arrivai chez moi, mon père n'était pas content :

-Dis moi toi, qu'est-ce que tu nous as raconté hier hein ?

-Quoi, pourquoi ? A propos du surveillant là ? Je t'ai dit la vérité Pa !

-Non, lui il dit que tu mens et qu'il a rien fait et que toi tu l'as agressé pour rien !

-Non, non c'est pas vrai c'est un menteur, je savais qu'il dirait ça ! Quoi tu préfères le croire lui plutôt que moi ? Il a mis une fessée à Tony, il a pas le droit !

- Il a dit que c'était pas une fessée mais qu'il s'amusait avec Tony.

-Quoi ! Mais...

Mon père me fit signe de me taire.

-C'est sa parole contre la tienne, et ton frère n'a pas raconté ce qui s'était passé ! Tu n'as plus le droit de t'adresser à cet homme et tu dois rester loin du grillage !

-Quoi ! NON ! C'est injuste, il frappe Tony et tout va bien ! Et moi je dois rien dire ! en plus en plus il a dit qu'il irait voir le directeur il l'a pas fait parce qu'il sait qu'il a fait une bêtise !

-Comment il va voir le directeur ?

-Ouais hier quand je l'ai appelé et que je lui ai demandé ce qu'il faisait il a dit « arrête où je vais voir le directeur » et j'ai dit « allez y vous direz pourquoi vous avez mis une fessée à mon frère » et il a pas fait ça prouve que j'ai raison.

Mon père sembla pensif quelques secondes.

-Mais toi tu lui as mal parlé ! Donc maintenant tu te tais, je veux plus t'entendre !

-Mais quoi il s'en sort comme ça ! Je m'en fous, je continue à le surveiller !

-Oh ! Tu te calmes, t'as pas intérêt si y a encore le moindre problème...

Il leva sa main, je compris que si fessée il devait y avoir encore une fois elle serait pour moi.

-Ben qu'il s'approche plus de Tony alors !

-T’inquiète, il l'approchera plus.

Je partis dans ma chambre, en colère, ma mère avait raison la vie était injuste, la vie n'était pas rose, mais je ne me laisserai pas faire. J'avais décidé que je continuerais à surveiller cet homme, et s'il devait y avoir encore des problèmes, peu m'importait les conséquences, j'étais prête à les assumer.

Plus tard ma mère rentra du travail, et vint me voir.

-Prisci, tu t'es disputé avec ton père ?

-C'est injuste Ma ! Lui il me crie dessus comme si c'était moi qui avait fait une bêtise, l'autre il frappe Tony faut rien dire !

-Lui ?

-Papa … Papa me crie dessus … mais qu'est-ce qui s'est passé Ma ?

-Je n'ai pas pu y aller c'est ton père qui s'en est occupé.

-Ah ! Eh ben je comprends alors qu'au final ce soit moi la menteuse, avec Papa c'est toujours moi qui a tord ! Toi tu me crois Ma ?

-Oui, mais tu as mal parlé à cet homme ! Je ne t'ai pas élevé comme ça !

-Mais, il faisait le beau parce qu'il y avait le grillage et il croit que parce que je suis au collège il craint rien ! Il touche pas à mon frère c'est tout !

-Ah ma fille ! Tu ne peux pas parler comme ça aux adultes !

-Je sais mais si un adulte se comporte mal je vais pas rien dire !

-Non, tu nous en parles, nous tes parents ! Allez ma fille ! C'est rien ! Viens là !

Ma mère me serra dans ses bras.

-Mais maintenant il le fera plus c'est sûr parce qu'il sait que je vais le surveiller même de loin !

-Ne lui parle plus !

-Oui.

Ma mère sourit. Puis elle quitta la chambre.

Le lendemain, un surveillant de ma cours m'empêcha d'accéder au grillage. Je vis l'homme de l'autre côté me faire coucou et sourire. Je restais à distance mais tous les jours je surveillais. Vers la fin de l'année, j'entendis mes parents parlaient de l'école, ils trouvaient que le prix demandé était assez élevé. Je sautais sur l'occasion, et je demandais à être inscrite au collège du quartier où on vivait, Clair Soleil. Mes parents inscrivirent Tony à l'école primaire du quartier, Saint Barthélémy. Sabrina était devenue ma meilleure amie, on continuait de se voir le week-end et pendant les vacances. On s'appelait souvent. A l'époque, il n'y avait pas de téléphone portable. Quand mes parents pouvaient se le permettre, on avait un téléphone fixe. A d'autres périodes, je l'appelais d'une cabine téléphonique. Sabrina me disait qu'elle comprenait que je veuille quitter Tour Sainte mais de là à aller en public dans les Quartiers Nord de Marseille … Sa mère était professeur de français au Collège Édouard Manet, près du Merlan. A cause de son quotidien professionnel, elle ne voulait pas envoyer ses enfants dans des établissements publics. Elle racontait ses journées à Sabrina qui me demandait si je n'avais pas peur.

Aujourd'hui, je sais que public ou privé, la seule chose capable de faire la différence face à une bande d'ado c'est le comportement des adultes et dans un établissement scolaire c'est celui du directeur qui est déterminant.

Quand je suis arrivée à Clair Soleil, dès le premier jour j'ai été choquée. Les garçons pendant la récréation mettaient leurs doigts dans le cul des filles. Il n'y avait pas beaucoup de surveillants au début de l'année. Les filles ne se défendaient pas, elles avaient peur. Il était hors de question qu'un garçon me fasse ça. Et je ne supportais qu'ils le fassent aux autres. J'ai prévenu :

-Celui qui s'amuse à ça avec moi, va se retrouver avec son doigt dans son cul !

Bien évidement, ma mise en garde n'était pour eux qu'une provocation alors l'un d'eux s'est approché et a tenté sa chance et puis au dernier moment il a renoncé. J'avais prévu de l'attraper, lui tordre le bras, le plaquer conte le mur et serrer sa nuque avec mon autre main. Le garçon s'éloigna sous les rires des autres : « Il a peur d'une fille ». Je ne sais pas pourquoi il a renoncé, ce dont je me souviens c'est que je n'avais pas peur. Je pensais ce jour-là avoir gagné la tranquillité. Mais je n'y étais pas encore totalement. Je n'ai jamais aimé la violence et devoir l'utiliser ne me plaisait pas. Pour que ma mère accepte de m'inscrire dans ce collège, je lui avais promis qu'elle n'aurait pas à s'inquiéter ce qui signifiait pour moi que je ne pouvais pas rentrer à la maison humiliée, rackettée, ou marquée. Et durant toute ma scolarité, jamais je ne suis rentrée humiliée, rackettée ou marquée. Et durant toute ma scolarité, jamais je n'ai humilié, racketté, ou marqué quelqu'un d'autre.

Aujourd'hui encore, ma mère dit tout haut le fond de sa pensée et prend parti pour ce qu'il lui semble juste. Elle dit ce qu'elle pense, et ne montre pas la peur. Alors on dit d'elle qu'elle a un sacré caractère. C'est l'expression polie pour dire sale caractère. J'ai droit moi aussi à ce qu'on dise ça de moi. Des histoires comme celles-ci, j'en ai à revendre, à toutes les époques qui marquent une vie. Quand une femme dit ce qu'elle pense et qu'elle ne se laisse pas faire on dit d'elle qu'elle a un sacré caractère, quand un homme dit ce qu'il pense et ne se laisse pas faire on dit que c'est un homme. Je préfère que l'on ne dise rien. Il n'y a rien de plus minable que d'obtenir le respect par la crainte. Je préfère que l'on ne dise rien. Il n'y a rien de plus difficile que de chercher la justice dans un monde inégal.

 

Priscilla



07/09/2016
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