Les Mots chantant

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Promenades, Partie 3 A travers les temps, du recueil Extraits de vies

Promenades

 

Il est vingt-deux heures. J'enfile mes chaussures et mets mon manteau. Je sors sur le balcon: personne, il n'y a personne. Je rentre le chien me regarde, il a compris. Je lui passe la muselière, le harnais, je mets mon téléphone dans ma poche. Mon frère, Anthony, est prêt. Nous descendons et sortons du bâtiment. Je tiens Kooy, Anthony allume une cigarette tout en regardant autour de nous puis il dit : « y a pas de chien lâché ».

Nous avançons, le ciel est dégagé et on peut voir les étoiles, il fait froid mais c'est supportable. Généralement, pendant les promenades du chien, avec mon frère, on commence par plaisanter, on dit des conneries. Et à un moment l'un de nous dit quelque chose qui fait réfléchir l'autre. Et à ce moment la conversation devient sérieuse. Ce soir ne déroge pas à la règle. Nous sommes sur le parking. Kooy renifle l'herbe, on rigole, on se moque de mes voisins. A un moment, j'ai l'impression qu'on est allé trop loin dans la moquerie alors :

-Ah ! J'aurais pas dû dire ça, Dieu va pas être content !

-Ba ! Quel Dieu ! Tu crois en Dieu toi ?

Je suis étonnée de la réaction de mon frère, je ne sais plus quoi dire. J'essaie de plaisanter :

-Allez ! Allez ! Qu'est ce que tu dis ? C'est comme ça que tu me demande si je suis croyante ? Tu crains, toi, sérieux !

-Non, mais suis sérieux, dis-moi, ben quoi, pourquoi, qu'est-ce que j'ai dit ? Faut dire comment ?

On arrive près du portail, mon frère a froid et il met la capuche de sa veste sur sa tête, la cigarette au bec, il me regarde les yeux écarquillés, il attend sa réponse. Alors je continue à plaisanter :

-Attends, frère je vais enlever ma capuche moi aussi, sinon, avec le chien, la muselière, les gens ils vont croire qu'on se la joue racaille !

-Ah, n'importe quoi ! Toi, une racaille avec ton manteau !

-Ben toi, t'as la cigarette au bec, les mains dans les poches, t'as la démarche adéquates moi avec le gros chien noir muselé, il fait nuit on a mis les capuches, il en faut pas plus. Tu sais les gens ils voient pas plus loin que le bout de leur nez. Surtout dans cette ville !

-Ouais ça va, faut pas déconner non plus . Non mais allez, tu me dis, tu crois en Dieu ?

-Ah ! Putain ! Tu veux savoir ! Tu lâche pas l'affaire !

-Ben ouais pourquoi ?

Mon frère me laisse l'impression de ces jeunes enfants qui sont à l'âge où ils posent sans cesse des questions à leurs parents. Ma mère me le répétait souvent quand j'étais enfant, et même si je n'ai jamais oublié, je n'en suis pas toujours consciente. Elle me disait : « tu es l'aînée, Prisci, tu dois faire de ton mieux, tu dois montrer l'exemple, il faut que tu montres l'exemple à tes frères. C'est ce que fait l'aîné, ma fille. » Je me suis toujours sentie responsable de la destinée de mes frères, même si je suis à des kilomètres d'eux, même si je ne dis rien, même si je ne montre rien. Quand mon frère m'a posé cette question, je ne voulais pas répondre car je ne voulais pas l'influencer. Mais devant son insistance, j'ai essayé de lui expliquer :

-Oui, je suis croyante. Je crois en Dieu. Mais je ne crois pas aux religions.

-Ah ouais ! Je savais pas. Moi, je sais pas je me suis jamais vraiment questionné là-dessus. Mais vu tout ce qu'on a vécu dans nos vies... j'ai pas l'impression qu'il y ait un Dieu.

-Oui parce qu'on pense toujours que Dieu est notre sauveur. Moi, je ne vois pas les choses comme ça. Il ne faut pas attendre que Dieu nous sauve, nous protège, nous rende heureux,. C'est à nous de le faire tout ça.

-Ben pourquoi tu crois en Dieu alors ?

-Ah ! Je ne sais pas, c'est ce qu'on appelle la croyance. Ben oui, comme tous les croyants j'aimerai qu'on me sorte de mes pétrins, mais comme on dit aide-toi et le ciel t'aidera. C'est pour ça que je le dis pas d'habitude.

-De quoi ?

-Que je suis croyante. Après faut expliquer, c'est pas facile de mettre les bons mots.

Anthony regarde le ciel, la question de la croyance ne s'est jamais vraiment posée chez nous. Enfants de catholiques italiens devenus avec le temps non pratiquants. Quand j'étais enfant, il nous arrivait encore d'aller à l'église. J'aime le calme reposant des églises. Et malgré le fait que je ne crois pas aux religions, je les respecte. J'aime entrer dans une église, sentir la ferveur des croyants, comme une aura de bienveillance solennelle qui circule à l'intérieur du bâtiment sacré. Mais quand je suis dans une église, je ne m'y sens pas à ma place. Je ne crois pas aux intermédiaires.

Je regarde Anthony, il est indécis, il aimerait croire, mais pour croire il attend un signe.

Il reprend :

-Ouais ben moi je dis qu'il y a rien.

-A toi de voir frère.

-C'est pas possible pour moi.

-Qui sait, tu changeras peut-être d'avis plus tard.

-Non, je crois pas.

-Faut du temps pour tout ça.

-Ouais mais je crois pas.

Je me souviens alors que lorsqu'il était adolescent, il croyait en Dieu. Mon frère a perdu la foi. Et ce n'est pas ce qui me dérange, il est libre de croire ou non. S'il n'avait jamais cru, alors cette conversation n'aurait jamais eu lieu. Ce qui me peine c'est qu'il a perdu une partie de lui en perdant la foi. Je sais que perdre la foi c'est perdre l'espoir : croire c'est espérer. Espérer c'est rêver. Une vie sans rêve est une vie lourde à porter, et mon frère porte sur ses épaules un poids bien trop pesant pour un jeune homme de vingt-trois ans.

Nous n'avons plus parlé jusqu'à l'appartement. Nous sommes rentrés dans le calme froid et l'écho silencieux des nuits aixoises.

 

Priscilla



27/07/2015
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